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  Emmanuel Bove - Misère cherchant de la compagnie

par Jean-Luc Bitton

  TREIZE JUILLET 1945, la France se prépare à fêter son premier 14 juillet libérateur, drapeaux et guirlandes flottent joyeusement dans les rues et sur les places des villages. A Paris, au 59 de l'avenue des Ternes, ce matin de veille de fête et vendredi 13, se meurt dans les fièvres du paludisme et dans l'indifférence générale, un jeune écrivain français, peut-être un des plus importants de ce siècle. Son nom? Bobovnikoff Emmanuel, dit Bove.

 
Emmanuel Bove (1898-1945). On a l'impression qu'il cherche à se faire oublier comme d'autres cherchent à se faire connaître.

 

La semaine suivante, quelques entrefilets laconiques dans la presse annonceront cette disparition avec ce titre lapidaire: "Emmanuel Bove est mort". Le 21 juillet , dans les Lettres Françaises , Pierre Bost , l'ami de toujours écrira: "Emmanuel Bove vient de mourir à 47 ans, il était romancier de naissance (...) Son premier livre portait vraiment le plus beau titre du monde, si bien fait pour lui, et pour eux tous: Mes amis."

Fils d'un émigré juif ukrainien, Emmanuel Bobovnikoff, et d'une domestique d'origine luxembourgeoise, Henriette Michels, Bove naît à Paris le 20 avril 1898. Son enfance sera miséreuse, entre un père volage et une mère victime, le petit Emmanuel sera confronté dès sa naissance à une précarité qu'on retrouvera en filigrane dans tous ses récits. Son frère Léon, adulte, témoignera de cette insécurité en consignant dans un cahier ses souvenirs de misère: "Emmanuel dormait dans un lit douteux. Même en janvier il y avait des punaises. Les enfants les regardaient se déplacer sur les murs et les écrasaient avec les doigts. Le plus souvent, Henriette se trouvait à la rue avec ses deux gosses, le pitoyable mobilier dans l'escalier, sans le sou, à courir comme une folle sans savoir où aller ni à qui s'adresser."

Extrait de "Mes amis", le chapitre Henri Billard, IV partie:

”Je craignis qu'il ne me sollicitât d'une chose insignifiante ou bien trop importante. J'aime à rendre des services, de petits services, bien entendu, pour montrer ma bonté.
- Prête-moi cinquante francs.
Nos regards se rencontrèrent. Mille pensées me vinrent à l'esprit. Certainement, il en fut de même chez Billard. Entre nous, il n'y avait plus de barrière. Il lisait dans mon âme aussi facilement que je lisais dans la sienne.
La seconde d'hésitation qui, dans une telle circonstance, frappe chaque homme, disparut et, d'une voix qu'il m'était permis de rendre solennelle, je dis:
- Je vous les préterai.
J'étais heureux, plus d'inspirer de la reconnaissance que de prêter. La conversation allait reprendre. Maintenant, je ne gênais plus. Je pouvais rester jusqu'à minuit, revenir demain et après-demain et toujours. S'il m'avait emprunté cinquante francs, c'était qu'il avait confiance en moi.
L'argent de ma pension était dans ma poche. Pourtant, je ne donnai pas à Billard ce qu'il m'avait demandé. Je faisais semblant de ne plus y songer. Je sentais que plus j'attendrais, plus on ferait l'aimable.
A présent, je jouais un rôle. A chacun de mes mouvements, on m'épiait, espérant que je sortirais mon portefeuille. Depuis des années, je n'avais eu une pareille importance. Un sourire accueillait chacune de mes paroles. On m'observait; on craignait que je n'oubliasse.
Il faudrait être un saint pour résister à la tentation de prolonger cette joie.
Ah, comme j'excuse les gens riches!”

Extrait de "Mes amis", le chapitre Henri Billard, III partie:

”Les amoureux sont égoïstes et impolis.
L'année dernière, de jeunes mariés habitaient la chambre de la crémière. Tous les soirs, ils s'accoudaient à la fenêtre. Au bruit de leurs baisers, je devinais s'ils s'embrassaient sur la bouche ou sur la peau.
Pour ne pas les entendre, je traînais dans les rues jusqu'à minuit. Quand je rentrais, je me déshabillais en silence.
Une fois, par malheur, un soulier m'échappa des mains.
Ils s'éveillèrent et le bruit des baisers recommença. Furieux, je frappai contre le mur. Comme je ne suis pas méchant, je regrettai, quelques minutes après, de les avoir dérangés. Ils devaient être confus. Je pris la décision de leur faire des excuses.
Mais, à neuf heures du matin, des éclats de rire traversèrent de nouveau le mur. Les deux amoureux se moquaient de moi.”

L'enfance de Bove connaîtra une embellie quand Bobovnikoff père fera la rencontre providentielle d'une riche anglaise, artiste-peintre : Emily Overweg. Bientôt il partagera sa vie entre l'épouse et la maîtresse. Emmanuel ne cessera alors d'être ballotté entre ces deux foyers. Il découvre "l'autre monde": celui des riches. L'écrivain mettra en scène cette période de son enfance dans un de ses romans le plus autobiographique au titre éloquent, Le Beau-fils: "Bien qu'il n'eût été qu'un enfant, il avait deviné combien différent de sa mère était cette étrangère qui n'élevait jamais la voix, qui vivait au milieu de livres, de couleurs, d'objets qui lui paraissaient précieux." Quant à Léon, le frère d'Emmanuel, il restera auprès de sa mère, dans la promiscuité et la misère. Se vivant l'un et l'autre comme cruellement abandonnés par le père, ils ne cesseront, une fois celui-ci mort, de harceler Emily, alors ruinée, puis Emmanuel tout au long de sa vie.

Le traumatisme de cette enfance, avec ses déracinements et ses tiraillements, ne sera pas étranger au pessimisme et au fatalisme de l'univers romanesque de l'écrivain. Emmanuel Bove, par la littérature, tentera d'exorciser cette atmosphère de malheur, d'envies et de rancoeurs. Cela n'empêchera pas l'écrivain de développer, face à cette famille d'infortune, un immense sentiment de culpabilité.

Emmanuel a 17 ans quand son père meurt de la tuberculose. Ne pouvant trouver aucun secours auprès de sa belle-mère elle-même en difficulté, il vit seul, rue Saint-Jacques à Paris, dans un hôtel borgne. Il accumule les petits boulots. Garçon de café, plongeur dans un restaurant, ouvrier chez Renault, conducteur de tramway, il effectue même un séjour d'un mois à la prison de la Santé à cause de son état misérable et de son nom à consonance étrangère. Cette vie difficile lui fournira le cadre de ses deux premiers romans Mes amis et Armand:

Une rue droite montait devant moi. J'aime à me trouver sur une hauteur devant un espace large. J'ai besoin parfois de voir aussi loin que mes yeux me le permettent, de voir jusqu'où s'étend l'air que je respire. Mes peines deviennent moins grandes. Elles se confondent peu à peu avec celles de tous ceux qui m'entourent. Je ne suis plus seul à souffrir. De penser que, dans l'une de ces maisons qui s'étendent à perte de vue, vit un homme qui me ressemble peut-être, me réconforte. Le monde m'apparaît alors moins lointain, ses joies et ses douleurs plus profondes et plus continues. Je pris la rue en pente. Des enfants y jouaient à la balle, les petits en haut, les grands en bas, pour que leurs chances fussent égales. (Armand.)

En 1918, Bove, appelé sous les drapeaux, échappera de peu à la guerre grâce à l'armistice. Démobilisé, il épousera une jeune institutrice, Suzanne Valois. Il est décidé à écrire. Le couple part avec ses économies en Autriche où le change est favorable pour qu'Emmanuel puisse y écrire en paix. Malheureusement, ils y connaissent les dures privations d'un pays ruiné par la guerre. Sa fille Nora y naîtra ainsi que son premier livre.


Bove jouant au golf, vers 1935.

 

Colette, en bonne fée littéraire et marraine inattendue, fera publier en 1924, ce premier récit de l'écrivain, portant ce simple mais génial titre : Mes amis. Peu après la parution du roman, le non moins inattendu Sacha Guitry en fera une critique dithyrambique dans la revue littéraire Candide en s'exclamant : "Tiens, voilà quelqu'un ! " La critique est unanimement élogieuse, on compare l'écrivain à Proust et Dostoïevski. Jean Botrot écrira : " Toute la douleur de notre vie, cette douleur que nous n'apercevons pas toujours ou que nous cherchons à étouffer mais qui finit toujours par triompher est contenue dans ce livre magnifique." Avec ce premier roman, le jeune écrivain de 26 ans allait rencontrer le succès immédiat et devenir un mythe pour ses pairs. Au fil des mois, la rumeur s'amplifiera avec cette interrogation qui perdurera jusqu'à nos jours : " Avez-vous lu Emmanuel Bove ? " Admiratif, Rainer Maria Rilke, demanda lors de son dernier séjour à Paris, qu'on lui présentât Bove. On pourrait encore citer de nombreux témoignages d'admiration, de Philippe Soupault à André Gide, en passant par Max Jacob et tant d'autres. Il suffit de lire les premières lignes de Mes amis pour être frappé par la singularité et la limpidité de l'écriture de Bove:

Quand je m'éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses: les brosser le soir serait mieux, mais je n'en ai jamais le courage. Des larmes ont séché aux coins de mes paupières. Mes épaules ne me font plus mal. Des cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés je les rejette en arrière. C'est inutile: comme les pages d'un livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.
En baissant la tête, je sens que ma barbe a poussé: elle pique mon cou.
La nuque chauffée, je reste sur le dos, les yeux ouverts, les draps jusqu'au menton pour que le lit ne se refroidisse pas.
Le plafond est taché d'humidité: il est si près du toit. Par endroits, il y a de l'air sous le papier-tenture. Mes meubles ressemblent à ceux des brocanteurs, sur les trottoirs. Le tuyau de mon petit poêle est bandé avec un chiffon, comme un genou. En haut de la fenêtre, un store qui ne peut plus servir pend de travers.

Après la parution de Mes amis, hormis la rédaction de quelques articles journalistiques - à la rubrique des faits divers - Emmanuel Bove ne se consacrera qu'à l'élaboration de son oeuvre tout en s'effaçant derrière elle. Modeste et discret, préférant le silence à la publicité, on a l'impression qu'il cherche à se faire oublier comme d'autres cherchent à se faire connaître. Cette extrême réserve lui fait décliner l'offre d'un de ses éditeurs qui le presse de rédiger sa biographie: "pour mille raisons, dont la première est une pudeur qui m'empêche de raconter des histoires sur moi dont la plupart, d'ailleurs, serait fausses."

Bove et sa fille Nora, août 1924.

Inadapté à la vie familiale, autant qu'à la vie sociale et littéraire, Bove, à la fin de l'été 1925, quittera sa première femme Suzanne Valois et ses deux enfants, sans un mot. Divorcé, il se remarie avec Louise Ottensooser, une jeune fille de la grande bourgeoisie juive qui lui fait découvrir un milieu mondain, dans lequel il se sent déplacé. Bientôt, il devra jongler avec ses droits d'auteur pour faire face à l'entretien de trois foyers : le sien, celui de son ex-femme et enfin, celui de sa mère et de son frère.

Bove écrira alors a perdre haleine, dans un état presque somnambulique, inlassablement. De 1927 à 1928, l'écrivain livrera onze romans ou recueils de nouvelles ! Bécon-les-Bruyères, Un soir chez Blutel, La mort de Dinah, L'amour de Pierre Neuhart, Henri Duchemin et ses ombres. Le ton est donné, au travers de cette authentique Comédie Humaine, l'écrivain se tiendra toujours à la périphérie, du côté des humbles, des gens de peu et des laissés-pour-compte de la réussite sociale. Ses textes sont simples et directs. Le style est sans fioritures, sujet-verbe-complément, avec ce presque rien Bove montre tout:

Par une chaude journée d'août, je me promenais dans le parc de Montsouris. Quoiqu'il fût midi, le soleil n'était pas au milieu du ciel. Je le voyais sans bouger la tête, seulement en levant les yeux. Les heures du matin sont les plus belles de la journée. Toutes les pensées trop ambitieuses ou trop modestes du soir ont quitté mon esprit. La nuit a fait de moi un être neuf. Midi est, pour moi, la limite extrême de la joie. (Un autre ami dans Henri Duchemin et ses ombres.)

On pourrait mettre en exergue des oeuvres de Bove cette citation de l'écrivain Elias Canetti: "Trouver des phrase si simples qu'elles ne seraient jamais plus vos propres phrases."

En 1928, avec la Coalition, il remporte le prix Figuière: le prix littéraire le mieux doté de l'époque. A cette occasion, l'écrivain dans l'une de ses rares confidences aux journalistes exprimera cette certitude dans laquelle se trouve le génie de son écriture, celle que la littérature ne doit surtout pas être littéraire: "Si l'on tente d'entrer dans la littérature, il ne faut pas prendre une tenue littéraire. C'est par la force de la vie qu'on y arrivera. Balzac, Dickens, Dostoïevoski. Voyez-vous, ces grands hommes ne sont pas des littérateurs. Ce sont des hommes qui écrivent. La vie n'est pas littéraire. Elle entre dans la littérature, quand c'est un écrivain de cette taille qui l'y fait rentrer, mais sans que l'auteur ait voulu faire quelque chose de littéraire."

Malgré cette consécration, ce seront les dernières années heureuses de l'écrivain. Il subit de plein fouet la crise économique, l'édition souffre, le krach boursier ruine sa seconde femme. Le couple en difficulté se réfugie à la campagne, en région parisienne.

"J'ai une tendance à la mélancolie, me méfier", note l'écrivain dans son journal. Pour subsister, Bove renoue avec le journalisme. La montée du fascisme en Europe ne le laisse pas indifférent, il soulignera sa solidarité en publiant contes et nouvelles dans les principales revues antifascistes. En 1939, la France déclare la guerre à l'Allemagne. Après l'armistice, l'écrivain démobilisé se rend à Lyon, puis à Vichy, où il se trouve confronté au système politique nauséabond du Maréchal Pétain. Dans cette France alors "entre chien et loup " il écrira le roman le Piège, témoignage capital sur les ambiguïtés de la France vaincue et collaboratrice. Lucide, gaulliste de la première heure, Bove refusera courageusement de publier sous l'occupation allemande. Ce choix d'une "littérature du silence" sera rarement suivi par d'autres écrivains. Louise et Emmanuel Bove rentrent alors en clandestinité. Lyon sera la première étape d'un long périple qui les mènera jusqu'en Afrique du Nord.

Le couple arrive le premier novembre 1942 à Alger , où ils s'installent dans un petit appartement, sur le boulevard Carnot qui surplombe le port. Chaque matin, l'écrivain se rend à Bouzaréah, faubourg verdoyant de la ville, où il loue une chambre chez l'habitant, pour y écrire au calme. En dépit d'une santé déclinante, aggravée par le paludisme qu'il a contracté, il rédige jusqu'à vingt pages par jour. Une constellation d'artistes, musiciens, peintres et écrivains se trouve réfugiée à Alger. Pour l'écrivain solitaire, cette promiscuité intellectuelle et artistique favorisera quelques amitiés comme celle du peintre Albert Marquet et Saint-Exupéry, avec lequel il joue aux échecs. Il retrouve également des vieilles connaissances comme Soupault, André Gide et Max-Pol Fouchet. Un jeune éditeur Edmond Charlot et son conseiller littéraire Albert Camus, s'engagent à le publier, après la guerre. Courant 1944, la guerre prend un tournant décisif, pour beaucoup c'est le signe d'un retour en France. Quant à Emmanuel Bove, il déambule seul dans Alger. L'écrivain et directeur de Radio-France Alger, Jean Gaulmier, l'a croisé, il évoque cette miraculeuse rencontre avec l'auteur de Mes amis:

Un jour, très exactement le 19 septembre 1944, j'entre dans un bistrot que fréquentaient beaucoup de Français, la Taverne Alsacienne. Le restaurant était plein, c'était midi. Toutes les places étaient prises. Au fond de la salle, longue et étroite, seule une place sur une chaise restait vacante. Je demande au petit bonhomme qui était assis de l'autre côté de la banquette, s'il accepte que je prenne place devant lui. "Mais volontiers" me répond-il en se levant et en se présentant : "Emmanuel Bove".
Alors, je lui dis : "Eh bien... Jean Gaulmier.
-C'est vous qui faites tous les jours une émission à la radio?
-Oui, c'est moi. Et vous êtes Bove, mais Bove... le Bove de la Coalition?
Alors là, il y a eu un sourire, dans cette figure pâle et maigre, un sourire que je n'oublierai jamais, un sourire à la fois satisfait et, en même temps, un peu triste:
"Vous avez lu ça ?"
Il m'écoutait et ne disait rien. Il avait l'air étonné d'avoir eu des lecteurs jusqu'en Syrie. Il était attablé devant une carafe d'eau et des pieds de mouton, c'est-à-dire une assiette pleine d'os.
"Si vous permettez, lui dis-je, moi je me nourris au vin rouge, nous allons partager une bouteille de Mascara."
Il a alors levé les bras au ciel:
"Ah. vous, vous êtes costaud!
-Que faites-vous ici? lui ai-je demandé.
-J'attends, j'attends... Je ne sais pas ce que j'attends. J'attends bien sûr, peut-être de rentrer, mais je ne sais pas."
Je voyais à son allure qu'il était dans une profonde tristesse : "Si vous voulez, vous devriez venir parler à la radio, je pourrai vous obtenir une chronique.
-Ce n'est pas la peine, me répondit-il. Merci. Et puis, vous savez, je ne sais pas parler en public...
Là, j'ai reconnu l'auteur de la Coalition.
"Vous savez, je suis un ami. Voilà quinze ans que je suis dans votre univers et que je m'y trouve très bien. -Drôle d'idée, me répondit-il. Drôle d'idée..."
Voilà, tout ce que j'ai eu comme réponse de Bove. Je ne sais de quelle drôle d'idée il parlait, mais il y avait ce sourire inoubliable dans une figure maladive. On sentait l'homme au bout de ses forces. Bove fait partie de ces rares écrivains, très rares, qui ont créé un monde, un univers bien à eux, et lorsqu'on fait l'effort de pénétrer cet univers, on en est récompensé. Cet univers est une valeur sûre, parce que c'est l'univers de la sincérité. Ce qu'on cherche dans un livre, ce n'est pas des phrases, ce n'est pas des cadences; ce qu'on cherche, c'est un homme qui sache parler aux hommes. Ce sont ceux-là qui font la vraie littérature.

En octobre 1944, grâce aux bijoux de Louise mis au clou, le couple regagne la France. Après ces cinq années de silence volontaire, l'écrivain va s'exténuer en démarches pour tenter de publier à nouveau. Assuré que ses dernières oeuvres seront publiées, le Piège, Non-Lieu et Départ dans la nuit, l'écrivain tombe malade. Alité et fiévreux, il ne quittera plus sa chambre jusqu'à sa mort. "Mon petit être rachitique me fait penser à ces cerises qui restent les dernières" (Carnets).

Après sa disparition, Emmanuel Bove rentrera dans un purgatoire littéraire de plus de trente ans. L'époque a d'autres chats à fouetter. Elle réclame des héros... L'univers d'Emmanuel Bove ne colle pas avec la liberté reconquise et les idéologies en vogue. Son nom est ignoré des dictionnaires littéraires, ses livres sont introuvables. Grâce à l'engouement et la ferveur de quelques lecteurs, relayés par des éditeurs, cette longue éclipse prendra fin. Samuel Beckett lui-même recommandera la lecture de Bove : " Il a comme personne le sens du détail touchant. " Aujourd'hui, la quasi-totalité de ses oeuvres a été rééditée en France et à l'étranger, notamment en Allemagne à l'initiative de son traducteur Peter Handke. Au fil des années, l'oeuvre d'Emmanuel Bove continuera vraisemblablement de s'imposer, et comme l'avait souligné Raymond Cousse son biographe, il n'y a pas grand risque à prédire une éternité bovienne:

Je n'ai rien demandé à l'existence d'extraordinaire. Je n'ai demandé qu'une seule chose. Elle m'a toujours été refusée. J'ai lutté pour l'obtenir, vraiment. Cette chose, mes semblables l'ont sans la chercher. Cette chose n'est ni l'argent, ni l'amitié, ni la gloire. C'est une place parmi les hommes, une place à moi, une place qu'ils reconnaîtraient comme mienne sans l'envier, puisqu'elle n'aurait rien d'enviable. Elle ne se distinguerait pas de celles qu'ils occupent. Elle serait tout simplement respectable. (Mémoires d'un homme singulier, 1939.)

Traductions des OEvres d'Emmanuel Bove.
Cet article © copyright Jean-Luc Bitton 1997.
Also available in English.


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